Les miettes du fusain gisent à mes pieds. Je traîne la suie de mes doigts sur mes joues pour y essuyer des larmes. Des larmes. Il y a longtemps que je n'avais pas pleuré. Je n'ai pas pleuré quand mon grand-père est mort, pas plus quand vint le tour de sa femme. Je n'ai pas pleuré, j'étais juste en colère. Leur vie était finie et ils n'en avaient rien fait. À onze ans j'avais réalisé que l'existence humaine était vide de sens. J'ai écouté le pasteur, j'ai essayé de croire en Dieu. J'aurais aimé qu'on me livre si facilement la clé de l'univers et qu'on donne un sens à ma vie. Je n'ai pas réussi à y croire, pas plus qu'à ce qui anime mes parents chaque matin, la réputation et l'argent. Oh, ils n'étaient pas d'accord avec moi, mes parents. Mon grand-père a fondé un empire pharmaceutique et a amassé une fortune considérable. Il a réussi sa vie, rideau. Réussi. Comme si c'était un jeu qu'il a gagné parce qu'il est mort riche. Ou un bilan comptable. « Tu auras de la chance, fils, si ta vie est aussi belle que la sienne. » Voilà pourquoi j'étais en colère lorsqu'on l'a enterré. J'ai compris qu'il n'y aurait jamais de magie, ni miracle ni conte de fées pour Karol. Maintenant j'ai treize ans et je verse mes premières larmes de joie.
La vie, c'est ça. Le bonheur, c'est ça. C'est barbouiller mes murs de dessins au charbon en faisant détoner dans mon casque les guitares saturées de My Bloody Valentine et Sonic Youth. C'est tomber amoureux de voix désincarnées parce que je peux oublier qu'elles sont humaines, parce qu'elles me laissent voir au-delà de l'humain et qu'enfin, enfin je vois quelque chose de beau. La magie existe finalement. J'entrevois l'avenir et peut-être même une raison de vivre. Pas de sens, j'ai laissé tomber cette idée-là et je n'y reviendrai plus. À treize ans je suis sûr de moi, ma vie ce sera l'art ou rien. Maman n'est pas très contente pour le fusain.
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Je fixe les yeux de Jesper comme si je ne les avais jamais vus. Je ne les avais jamais vraiment vus, ses iris vert d'eau, deux petits cercles à la couleur si vive autour de ses pupilles éclatées. C'est surnaturel, cette couleur. La magie existe, on vient d'en gober. Mon nez touche presque le sien, j'avance à mesure qu'il recule en riant, trop captivé par la couleur de ses yeux pour le laisser m'échapper. Son bras cède sous lui et il s'étale sur le parquet. Je me vautre sur lui et je sens son rire secouer ma carcasse. J'ai un sourire béat sur le visage. Je sais que j'aurai bientôt mal aux joues parce que je manque de pratique. Jesper est le seul être humain que je supporte en temps normal. Aujourd'hui je l'aime. Une boule de chaleur et de bonheur dans mon ventre. Je voudrais ressentir ça tout le temps. Je voudrais ne pas mépriser tout le monde, ne pas avoir de mouvements de recul dès qu'on me touche. Pouvoir me sentir proche de quelqu'un. De tout le monde. Partager la boule d'euphorie et d'amour qui monte si vite en moi qu'elle menace de déborder. Je déteste les foules mais c'est de ça que j'ai envie maintenant. Je me redresse et je tends une main à Jesper pour qu'il me suive. Viens, on va faire la fête, je lui dis en le bouffant de mes yeux déments. Toujours partant, Jesper, même sans ecstasy. Je me demande ce que je lui trouve quand je ne suis pas défoncé.
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J'ai besoin d'aide. Je suis certain qu'ils se servent grassement en antidépresseurs et en somnifères mais c'est moi qui ai un problème. Jesper et moi allons être renvoyés de notre école, ça ne fait plus aucun doute. Papa négocie déjà avec plusieurs directeurs à Copenhague pour m'éviter l'école publique. Pas que ça me dérangerait, moi. Pour Jesper, adieu l'école privée. Ses parents ne sont pas assez riches et influents pour que l'administration d'une école fasse abstraction de son dossier. C'est ce que papa essaie de faire, j'imagine, soudoyer les bonnes personnes. Il a fait repeindre ma chambre. Pas grave. Je repasserai dessus. Il compte me priver des seuls cours qui m'intéressent et m'interdire de revoir Jesper aussi. Le seul ami que j'aie jamais eu. Il rêve. Mais je le comprends, il n'y a rien de plus déprimant que la réalité.
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La bataille a été longue. Un an de désobéissance civile et domestique. Les pires coups de ma vie, sans doute. Un des meilleurs : débarquer au milieu d'un repas mondain à la maison alors que j'étais en plein trip. J'ai offusqué ces dames et fait froncer leurs sourcils à ces messieurs. En fait, ce n'était pas prévu comme ça. Je n'avais pas envisagé le bad trip, parce que ça ne m'était arrivé qu'une fois avec Jesper et il avait su me gérer. Mais Jesper, on me l'a enlevé. Ses parents lui ont trouvé un internat loin du fils Nielsen et de sa mauvaise influence, finalement. Dans ma nouvelle école, j'ai tout fait pour être renvoyé vite fait, mais ils se sont bien acharnés sur mon cas. Plus maintenant. « Il est allé trop loin, herr Nielsen. » Je n'avais pas d'ami à perdre là-bas, de toute façon. Je les ai tous détestés dès le premier jour. Je les ai eus à l'usure, mes parents. Papa s'est donné du mal pour m'obtenir une place dans une
efterskole, lui qui voulait que je laisse tomber mes ambitions d'artiste, lui qui tenait tant à m'enlever les rares choses sur cette maudite planète qui me rendaient heureux. Il ne voyait plus d'autre solution et puis, comme ça, ça m'éloignait de la ville et de ses dealers, de la maison et de la bonne société. « Évite de me faire honte, fils. » Quand il m'appelle
fils, ça me fait sourire, je ne sais pas pourquoi. C'est comme un réflexe, comme si ma bouche savait quelque chose que mon cerveau ignore. Il m'a fait promettre de bien me tenir, de ne pas abandonner au bout de trois mois — il paraît que je fais ça —, de ne pas négliger les cours généraux pour la musique. La musique, c'est un futur à peu près envisageable. J'ai seize ans et je ne fais jamais de promesse.
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